C
’est un morceau de
l’histoire récente que la
France alongtemps lais-
sé dormir sous la poussière
d’argile qui hante toujours le
lieu. Aux Milles, dans une tuile-
rie désaffectée, entre 1939 et
1942, la III
e
République
d’abord puis le gouvernement
de Vichy ont parqué les indési-
rables :ressortissants autri-
chiens ou allemands fuyant le
III
e
Reich, apatrides, républi-
cains espagnols réfugiés en
France… Dans un ironique re-
tournement de l’histoire, les
opposants aux régimes fascis-
tes, qui avaient la mainmise
sur toute une partie de
l’Europe, se retrouvaient soup-
çonnés de collusion avec les
ennemis de la République, le
III
e
Reich et l’Italie mussoli-
nienne.
En 1939, les premiers inter-
nés des Milles sont donc le
plus souvent Allemands ou
Autrichiens. Alors que la Fran-
ce vient de déclarer la guerre à
l’Allemagne nazie, tous les res -
sortissants du Reich sont consi-
dérés comme des ennemis en
puissance. Les opposants poli-
tiques allemands ou les juifs
ayant fui les persécutions na-
zies n’y échappent pas. Mar-
seille, son port et ses réseaux
d’exfiltration vers les
États-Unis -notamment celui
de l’Américain Varian Fry -
font alors figure de dernière
chance pour des hommes qui
voient le péril hitlérien grigno-
ter le continent. L’Europe per-
sécutée afflue en masse vers
l’aire marseillaise.
Les anonymes broyés par
l’histoire s’entassent dans la
tuilerie, où règne la poussière,
les puces et les poux, le froid
venteux l’hiver dans les dor-
toirs (en fait d’anciens fours et
aires de séchage pour les tui-
les) ou, l’été, le soleil de plomb
dans la cour sans point d’eau
ou presque. Les conditions
d’hygiène sont déplorables et
la dysenterie fait des ravages.
De 1939 à1940, c’est l’armée
française qui gère directement
le camp. "Les conditions
étaient moins strictes, àcequ’il
semblait. On pouvait voir des
internés juifs passer dans le vil-
lage, certains musiciens ve-
naient donner des concerts àla
salle Sainte-Madeleine", se sou-
viennent encore certains vieux
Millois. Mais àpartir de 1940,
Pétain obtient les pleins pou-
voirs du Parlement et après
l’armistice, c’est Vichy et la po-
lice qui prennent les rênes des
Milles. Les internés ysont bou-
clés sans possibilité de sortie.
ÀMarseille, le robinet des vi-
sas pour l’Amérique ne va pas
tarder àsefermer (Fry est ex-
pulsé de France en septembre
1941) et le piège se refermesur
les prisonniers.
De l’absurde de
l’enfermement arbitraire,
LesMilles glissent vers le pire.
Àlafin de l’été 42, le camp
d’internement devient rouage
de la Solution finale. Cinq
convois ferroviaires de wagons
àbestiaux quittent alors la peti-
te gare de triage milloise pour
déporter deux mille juifs raflés
en Provence vers Drancy puis
Auschwitz. Toujours sous
l’autorité de la France puisque,
jamais, l’occupant allemand
n’a géré directement le camp.
Cette mémoire longtemps
oubliée, on doit àquelques as-
sociations d’anciens déportés
et résistants de l’avoir vu renaî-
tre en septembre 2012, avec
l’inauguration officielle du Si-
te-mémorial du camp des Mil-
les. L’aboutissement d’un com-
bat de vingt ans pour sauver
d’abord la Salle des peintures
-l’ancien réfectoire des gar-
diens du camp, décoré par des
artistes internés-deladestruc-
tion. Pour installer ensuite un
Wagon du souvenir le long de
la voie ferrée,àquelques dizai-
nes de mètres de l’ancienne
tuilerie. Pour imposer, enfin,
l’idée d’un espace de mémoire
dans le bâtiment principal qui
n’avait pas bougé depuis les an-
nées40. Parfois contre vents et
marées, tant la résurgence de
cette incontournable mémoire
alongtemps semblé gêner aux
entournures.
"Les préventions de toute na-
ture contre ce projet, qui ont
existé, ont, pour l’essentiel, été
surmontées avant l’ouverture
du mémorial, confiait toute-
fois Alain Chouraqui, prési-
dent de la Fondation du camp
des Milles quelques mois
après l’inauguration. Et de-
puis, la réalité du mémorial et
de ce qu’il yaàl’intérieur alar-
gement effacé la plupart des ré-
serves, en particulier chez ceux
qui sortent de la visite."
1
Comment expliquer les décennies d’oubli
de l’histoire du camp des Milles?
"Il faut déjà distinguer deux périodes. D’abord,
les quarante années entre 1942 et 1982, une
période où l’oubli, ou l’occultation, était quasi
total, en dehors des gens qui étaient passés
par le camp et de quelques très rares spécialis-
tes qui travaillaientsur ces questions. Je pense
par exemple àSerge Klarsfeld qui, dès les an-
nées50, acommencé àcreuser la question des
archives de la déportation(lire en page7) et
puis, àpartir de 1979, l’équipe de Jacques Gran-
djon (professeur de littérature allemande qui,
parmi les premiers, exhuma l’histoire du lieu,
Ndlr).
La deuxième partie, ce sont les trente ans àpar-
tir de 82 où nous avons commencé ànous mobi-
liser en apprenant presque par hasard àlafois
que ce camp avait existé et qu’une partie, la
Salle des peintures, risquait d’être détruite.
Comment expliquer ces trente ans-là ?Plu-
sieurs choses qui relèvent de notre mémoire
nationale :ladifficulté àsortir de l’image
d’une France uniquement résistante (grâce, no-
tamment, aux travaux de l’historien américain
Robert Paxton dans les années 70, Ndlr), pour
regarder de manière plus lucide la part
d’ombre de certains Français.
Il yaaussi eu la prise de conscience d’anciens
déportés, dans les années80, que des proces-
sus dangereux pouvaient recommencer avec la
montée de l’extrémisme. Ça aussi, ça aconduit
des déportés às’intéresser puis àfaire vivre
cette histoire des Milles.
Et enfin troisièmement, le temps nécessaire
pour que les différents partenaires possibles
de cettemémoire prennent conscience qu’elle
pouvait être porteuse de leçons, qu’elle pou-
vait être éclairante et pas uniquement une mé-
moire sombre."
2
Finalement, la lenteur du processus ne
vous a-t-il pas renforcé dans l’idée de la
nécessité du mémorial ?
"Mais oui, effectivement. C’est vrai que dans
un premiertemps, les anciens résistants et dé-
portés et leurs héritiers, dont je suis moi-mê-
me, ont considéré qu’ils avaientsurtout, voire
même exclusivement, un rôle d’alerte des pou-
voirs publics sur l’importance de ce lieu. Lors-
que nous avons réalisé àquel point les difficul-
tés et les obstacles étaient nombreux et ce que
cela signifiait, ça nous acomplètement renfor-
cés dans l’idée qu’il fallait absolument faire ce
mémorial et, petit àpetit, dans l’idée qu’il fal-
lait que nous le fassionsnous-mêmes."
3
Et dans l’idée qu’il fallait dépasser
l’aspect mémoriel pour aller vers la com-
préhension des mécanismes génocidaires?
"C’était et c’est toujours pour nous absolu-
ment essentiel. Le petit groupe d’anciens et
moi-même qui portions le projet avons tout de
suite été certains que ce travail de mémoire de-
vait être utile pour aujourd’hui et que, du
coup, il ne suffisait pas de sauver le lieu et de
l’ouvrir au public, mais qu’il fallait faire parler
cette histoire et mettre en lumière ce qu’elle
dit de l’humanité, des capacités des hommes à
aller vers le pire et leur aptitude aussi àlecom-
battre, àl’éviter. Je dis parfois que l’histoire se
répète probablement parce que l’homme ne
change pas fondamentalement, ni pour le
meilleur ni pour le pire. Mais nous avons main-
tenant, depuis la Deuxièmeguerre mondiale,
ce choc dans la civilisation qui est intervenu
avec la Shoah et qui peut être une sorte
d’électrochoc pour essayer d’éviter la répéti-
tion des horreurs et des souffrances. Nous
étions donc tout àfait convaincus qu’il fallait
aussi regarder les mécanismes humains indivi-
duels et collectifs qui peuvent mener au pire et
évidemment les processus qui permettent d’y
résister(ce qui est l’essence même du volet ré-
flexif du mémorial, lire en pages 6et7)."
Les Milles, un témoignage unique
de l’engrenage vers la Shoah
C’est le dernier camp d’internement et de déportation conservé en l’état sur le territoire. Dans l’ancienne tuilerie des
Milles, de 1939 à1942, la France ainterné ses "indésirables", apatrides, juifs étrangers… C’est aujourd’hui un mémorial
Sur la photo, ils paraissentchen us. Le poids des années est pas-
sé par là. Mais qu’on ne s’y trompepas, ces trois-làétaient déjà
des esprits libres dansleur jeunes se des années 40.Etils le sont
toujours soixante-dix ans après.
Denise Toros-Ma rte r, rescapée d’Auschwitz, Sydney Chouraqui,
ancien de la 2
e
DB de Leclerc (et pèredel’actuelprésident de la
Fondation du campdes Milles)etLouisMonguilan, résistant gar-
doisdéporté àMauthausen sonttrois des consciencesqui ont
pesédetout leurpoidspour que naisse le Site -mémorial des
Milles.
Cette union des mouvements de résistants et de déportés
autour du projet aété l’un des leviers les plusefficacespour
faire aboutir le projet.Lelieutenant-colonel Monguilan la résu-
me simplement :
"En tant qu’ancien déporté, je me sentais soli-
daire de l’histoire du camp des Milles et je refusais qu’elle dispa-
raisse."
Ça tombe bien, le sens du refus (de la compromission, de la bêti-
se de groupe, de l’inique…), c’est l’un des piliers du Mémorial
des Milles qui, au-delà du témoignage sur l’histoire du camp,
entend aussi réfléchir aux mécanismes sociaux et humains des
génocides et aux processus qui permettent de résister àcet en-
grenage du pire.
De 1939 à1942, la tuilerie des Milles aservi de camp d’internement puis de déportation. Un mémorial témoigne aujourd’hui de cette histoire.
Alain Chouraqui,président de la
Fondation du campdes Milles, dansla
Salle des peintures du mémorial.
Denise Toros-Marter(àg.), Sydney Chouraqui et son épouse et
Louis Monguilan lors de l’inauguration du mémorial en 2012.
L’uniondesrésistants et déportés
LES3QUESTIONS àAlainChouraqui, sociologue et président de la Fondation du campdes Milles
"Les obstacles nous ont renforcés dans l’idée du mémorial"
Lesopposants
au III
e
Reich internés
de force en France...
La naissance du
mémorial, un combat
de vingt années.
"Il ne suffisait pas de sauver
ce lieu, mais de faire parler cette
histoire et mettre en lumière
ce qu’elle dit de l’humanité."
"En82, nous avonscommencé
ànousmobiliser en apprenant,
presque parhasard,l’existence
du camp desMilles."
Fondation du camp des Milles
2
Dimanche 12 Octobre2014
www.laprovence.com
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